[Raw Nerve 3] S’examiner objectivement

En janvier 2014, je publiais la traduction de l’article « Lean into the pain » d’Aaron Swartz sous le titre « Plongez dans la douleur« , quatrième article d’une série intitulée Raw Nerve. Deux années plus tard, voici la traduction du troisième article « Look at yourself objectively ». Le style y étant particulier, l’exercice n’est pas des plus aisés. J’espère néanmoins avoir réussi à conserver la pensée de l’auteur dans ce texte que je vous laisse découvrir.

S’examiner objectivement

Cet article est la 3e partie de la série Pensée Sensible.

Dans les années 1840, les hôpitaux étaient des endroits dangereux. Les mères qui y entraient pour y donner naissance ne s’en sortaient souvent pas. Par exemple, au premier service d’obstétrique de l’Hôpital Général de Vienne, 10% des mères mourraient de fièvre puerpérale après avoir donné naissance. Mais, bonne nouvelle: dans la seconde clinique, ce nombre n’était que de 4 %. Les futures mères remarquèrent cela – certaines se seraient mises à genoux et auraient supplié pour être admise dans la seconde clinique. D’autres, en entendant que les nouveaux patients allaient être admis dans la première clinique ce jour-là, préféraient donner la vie dans la rue.

Ignaz Semmelweis, assistant à la première clinique, ne pouvait le supporter. Il commença à chercher désespérément une quelconque explication de cette différence. Il essaya plusieurs choses sans succès. Puis en 1847, un ami de Semmelweis, Jakob Kolletschka était en train de réaliser une autopsie, quand un étudiant le coupa accidentellement avec un scalpel. C’était une blessure bénigne, mais Kolletschka fut terriblement malade et mourut, avec des symptômes similaires à ceux des mères. Cela amena Semmelweis à s’interroger: des « substances mortelles » sur les corps sont-elles responsables de ces morts?

Pour tester cela, il insista pour que les docteurs commencent à se laver les mains avec du chlorure de chaux  (qui enlevait le mieux l’odeur de la mort), avant de s’occuper des femmes enceintes. Les résultats furent bouleversants. En avril 1847, le taux de mortalité était de 18,3 %. Semmelweis institua le lavage des mains à la mi-mai et dès juin, le taux de mortalité s’était écroulé à 2,2 %. Le mois suivant, il était encore inférieur et plus tard dans l’année, celui-ci atteignit zéro – pour la toute première fois.

Vous devez penser que les docteurs auraient été emballés par cette incroyable découverte. À la place, Semmelweis fut attaqué et ridiculisé. Il fut renvoyé de l’hôpital et expulsé de Vienne. « Dans les publications de travaux médicaux, mes enseignements sont soit ignorés, soit attaqués », se plaignait-il. « La faculté médicale de Würzburg récompensa d’un prix une monographie écrite en 1859 dans lequel mes enseignements étaient rejetés ». Même dans sa Vienne natale, des centaines de mères continuaient de mourir chaque année.

Semmelweis se tourna vers l’alcool et son comportement devint de plus en plus changeant. En 1865, il fut interné dans un asile psychiatrique. Là-bas, il fut brutalisé par les gardes, placé en camisole (de force), et enfermé dans une cellule sombre. Il mourut peu après, à l’âge de 47 ans, d’une blessure infectée.[1]

Pourquoi les médecins rejetèrent-ils Ignaz Semmelweis si obstinément ? Eh bien, imaginez qu’on vous explique que vous êtes responsable de la mort de centaines de vos patients. Que vous avez tué les gens que vous étiez sensés protéger. Que vous étiez tellement mauvais dans votre travail, que vous faisiez moins bien que juste donner la vie dans la rue.

Nous savons tous que les gens n’aiment pas entendre de critiques sur eux-mêmes. En effet, nous faisons tout pour l’éviter – et quand nous nous y confrontons, nous tentons de minimiser cela ou de nous justifier. Des psychologues en science cognitive l’ont prouvé dans une douzaine d’expériences: forcez des étudiants à suivre un cours avec une initiation embarrassante, et ils insisteront pour dire que le cours est bien plus intéressant. Faites leur faire une faveur à quelqu’un qu’ils haïssent, et ils commenceront à insister pour dire qu’il l’apprécie. Faites leur faire une petite entorse à l’éthique et ils seront prêts à en faire de plus en plus grande. Au lieu d’accepter que nous avons fait une erreur, et que nous n’aurions pas dû faire d’entorse ou faire une faveur, ou suivre le cours, nous commençons par nous dire que la compromission n’est pas si terrible – et quand la prochaine arrive, nous croyons aux mensonges que nous nous sommes dit, et bondissons vers une nouvelle erreur. Nous haïssons entendre des mauvaises choses à notre propos, donc nous préférons changer notre comportement plutôt que d’admettre simplement que nous avons foiré.[2]

Cela n’aide pas quand nos amis pointent ce que nous avons mal fait. Si nous avons tant peur de nous entendre dire que nous avons fait une erreur, imaginez comme nous haïssons l’entendre venant de quelqu’un d’autre. Et nos amis le savent: la réponse à « Est-ce que cette tenue me boudine? » n’est pas supposé être « oui ». Nous pouvons blaguer à propos de ce que disent nos amis dans notre dos, mais nous le leur disons rarement en face. Même au travail, beaucoup d’effort sont fait pour être sûr que les employés sont isolés des jugements les plus négatifs de leurs supérieurs. Voici ce qu’on nous apprend : faire cinq compliments pour chaque critique, entourer les retours négatifs de retours positifs, la chose la plus importante étant de garder intact l’estime de soi de la personne.

Mais, comme l’a montré Semmelweis, ceci est une habitude dangereuse. Bien sûr, c’est horrible d’entendre que vous êtes en train de tuer des gens – mais c’est bien pire de continuer dans cette voie ! Ce ne doit pas être drôle  d’apprendre que vous êtes paresseux, mais c’est mieux de l’apprendre maintenant que de le découvrir une fois viré. Si vous voulez travailler à devenir meilleur, vous devez commencer par savoir où vous en êtes.

Semmelweis fut défait autant qu’un homme peut l’être. Mais rien de ce que les autres docteurs pouvaient lui faire n’aurait changé les faits. Finalement, les scientifiques prouvèrent la théorie de contamination par les germes et Semmelweis fut disculpé. Aujourd’hui, c’est un héros international: universités et hôpitaux portent son nom, sa maison a été transformé en musée, l’Autriche a même mis sa tête sur une pièce en or de 50 €. Pendant ce temps-là, les docteurs qui s’étaient opposés à lui sont maintenant vu comme des meurtriers bornés.

Continuer la lecture de « [Raw Nerve 3] S’examiner objectivement »

[Raw Nerve 2] Croire que vous pouvez changer

Voici la traduction du deuxième article de la série Raw Nerve d’Aaron Swartz.

Croire que vous pouvez changer

Cet article est la deuxième partie de la série Pensée Sensible.

Carol Dweck était obsédée par l’échec. Vous savez que certaines personnes semblent réussir tout ce qu’elles font, alors que d’autres semblent impuissantes, condamnées à une vie d’échecs constants? Dweck le remarqua aussi — et elle était déterminée à comprendre pourquoi. Elle commença donc à observer des enfants, essayant de voir si elle pourrait repérer la différence entre les deux groupes.

En 1978, dans une étude avec Carol Diener, elle donna aux enfants différents casse-têtes et enregistra ce qu’ils disaient alors qu’ils essayaient de les résoudre. Très vite, les enfants résignés commencèrent à s’en vouloir: « Je m’embrouille », disait l’un; « Je n’ai jamais eu une bonne mémoire », expliquait un autre.

Mais les énigmes continuaient d’arriver — et devinrent plus difficile. « Ce n’est plus drôle du tout », s’exclamèrent les enfants. Mais ils y avaient toujours plus de casse-têtes.

Les enfants n’en pouvaient plus. « J’abandonne », insistèrent-ils. Ils commencèrent à parler d’autres choses, essayant de penser à autre chose qu’à l’assaut continu de ces casse-têtes difficiles. « Il y a un concours de talent ce week-end, et je serai Shirley Temple », disait une fille. Dweck leurs donna juste des énigmes plus compliquées.

À partir de ce moment-là, les enfants perdirent leur sérieux, comme s’ils pouvaient cacher leur échec en faisant bien comprendre que depuis le début ils n’essayaient pas. Bien qu’informé régulièrement que c’était faux, un garçon continua de choisir brun comme réponse, en répétant: « Gâteau au chocolat, gâteau au chocolat ».[1]

Peut-être que ces résultats ne sont pas surprenants. Si vous avez déjà joué à un jeu de société avec des enfants, vous les avez probablement entendus dire toutes ces choses et plus (Dweck semble avoir manqué la partie où ils prennent le jeu et lancent toutes les pièces sur le sol, puis s’enfuient en hurlant).

Mais, ce qui la stupéfia — et changea le cours de sa carrière — fut le comportement des enfants victorieux. « Tous le monde a un modèle, quelqu’un qui montre le chemin à un moment critique dans la vie, » écrivit-elle plus tard. « Ces enfants étaient mes modèles. Ils savaient vraisemblablement quelque chose que j’ignorais et j’étais déterminée à découvrir quoi. »[2]

Continuer la lecture de « [Raw Nerve 2] Croire que vous pouvez changer »

[Raw Nerve 1] Prendre du recul

En début d’année, je publiais une traduction du quatrième article de la série Raw Nerve d’Aaron Swartz. Quelques mois plus tard, voici maintenant la traduction de l’article d’introduction de cette série.

Prendre du recul

Cet article introduit une nouvelle série Pensée Sensible.

La majeure partie de ma vie, j’ai considéré mon travail comme devoir faire les bons choix. J’étais le décideur, chargé de faire le meilleur choix parmi les options que la vie présentait. Je pouvais m’amuser avec cet ami ou celui-là, aller dans cette université ou celle-là, profite de cette offre d’emploi ou cette autre.

J’agissais de même avec mes problèmes. Si quelqu’un m’ennuyait, je choisissais de l’éviter. Si quelque chose m’embêtait, je choisissais de ne plus y penser. Je gardais généralement les yeux sur ce qui se trouvait devant moi.

Mais récemment, j’ai commencé à apprécier les vertus de la prise de recul et j’ai essayé d’avoir une vue d’ensemble. Au lieu de simplement choisir la meilleure option, j’essaie d’en inventer de nouvelles. Au lieu de simplement éviter les choses qui m’embêtent, je devais commencer à faire des projets pour y remédier.

Cela me procure un sentiment étrange. J’ai l’impression d’avoir davantage de contrôle sur ma vie, d’être davantage capable de surmonter mes problèmes. J’ai le sentiment de dessiner ma propre destinée, plutôt que de suivre un chemin. C’est difficile à expliquer, mais c’est comme avoir l’impression de devenir plus fort – pas physiquement, mais psychologiquement. C’est une sensation agréable. J’ai l’impression de grandir en tant qu’être humain.

J’ai donc commencé à me demander: y-a-t-il d’autres techniques semblables? J’ai réalisé que je n’ai jamais arrêté de me demander si je pouvais vivre mieux améliorer ma vie. Après tout, dans ma journée de travail, je suis constamment à la recherche de moyen d’apprendre et de mûrir – lisant les derniers livres et articles dans le domaine, parlant aux autres personnes avec un travail similaire et écoutant ce qui avait fonctionné pour eux. Pourquoi ne fais-je pas la même chose pour la vie?

Cela s’est avéré étonnamment difficile. Il n’y a pas de mode d’emploi pour la vie et les conseils que donnent les parents sont confus. La télévision et les journaux n’offrent rien de plus que quelques « Trucs et astuces » et je n’ai jamais vu un cours à ce sujet à l’école. Il y a bien sûr des livres et des cours de développement personnel, mais il semble trop pratique: il y a généralement peu sur l’analyse de problèmes compliqués et beaucoup sur se stimuler pour avoir la pêche. Et il y a une philosophie sur La Belle Vie, mais cela semple aller trop loin dans l’autre direction: il y a très peu de choses là-dedans pouvant être appliquées en pratique.

Les blogs sont un mélange bizarre. Il y a des blogs sur les « hacks de la vie », qui sont pleins de gadgets et de bidules  qui semblent causer plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.  Il y a les  blogs anti-procrastination, où l’auteur a un flux constant d’ illuminations qui semblent toutes se résumer à « mettre de côté les distractions et faire ce qu’il y a à faire ». Et il y a les charlatans, qui vous disent que  tous vos rêves les plus fous peuvent devenir réalité si vous suivez  leurs conseils brevetés.

Donc, à la place d’un endroit évident où chercher, j’ai seulement trouvé des petits trucs dans toutes sortes d’endroits étranges: expériences psychologiques, livres sur les affaires, philosophie, développement personnel, mathématiques, et mes amis. Mais comme il n’y a pas de communauté, il est difficile d’en discuter avec quelqu’un (essayer de persuader d’autres personnes de s’intéresser à ce à quoi vous vous intéressez est imprudent).

J’ai donc pensé que j’allais commencer à en parler ici et voir si quelqu’un s’en soucie. Peut-être que ça va donner quelque chose, mais même si ce n’est pas le cas, au moins je clarifierai mes pensées et avec un peu de chance recevrai quelques bonnes suggestions pour une lecture plus poussée.

Je n’ai pas de mot pour ce dont je parle, ni même une idée précise de ce que c’est. J’ai l’espoir que cela va devenir plus clair avec la pratique. Mais en attendant, qu’est-ce qui vous aide à améliorer votre vie? -votre réflexion, vos décisions, votre travail, votre intelligence. Que ce soit un gadget, une technique, un livre ou une personne, je serais ravi que vous partagiez ce que vous avez trouvé de plus utile dans les commentaires.

Article suivant: Croire que vous pouvez changer

18 Août 2012

Article original : http://www.aaronsw.com/weblog/stepback

[Raw Nerve 4] Plonger dans la douleur

Il y a de cela un an, la mort d’Aaron Swartz affectait de nombreuses personnes à travers le monde. Comme un certain nombre d’entre elles, je ne connaissais pas Aaron, j’ignorais jusqu’à son existence et ses combats. Mais comme elles, j’ai ressenti un sentiment de perte. Cette traduction est donc une façon de lui rendre hommage à mon tour, un an après.

Aaron Swartz à la rencontre Wikipédia de Boston, en août 2009

Plonger dans la douleur

Cet article est la 4e partie de la série Pensée Sensible.

Lorsque vous commencez à faire de l’exercice pour la première fois, c’est assez douloureux. Pas énormément, comme toucher une plaque de cuisson chaude, mais assez pour que si votre seul but est d’éviter la douleur, vous arrêtiez certainement de le faire. Mais si vous continuez de vous entraîner… eh bien, ça devient plus douloureux. Lorsque vous avez terminé, si vous vous êtes vraiment donné à fond, vous vous sentez souvent éreinté et endolori. Et le lendemain, c’est encore pire.

S’il n’arrivait que cela, vous ne le feriez probablement jamais. Ce n’est pas particulièrement amusant d’être courbaturé. Et pourtant, nous le faisons – parce que nous savons que la douleur va nous rendre plus forts à long terme. La prochaine fois, nous serons capables de courir plus et soulever plus longtemps avant que la douleur arrive.

En sachant que cela fait toute la différence. En fait, nous en arrivons à considérer la douleur comme une sorte de plaisir – ça fait du bien de se donner à fond, de se battre jusqu’à la douleur et de devenir plus fort. Sentez la brûlure! C’est amusant de se réveiller courbaturé le lendemain matin, car vous savez que c’est juste le signe que vous devenez plus fort.

Peu de gens le réalise, mais la douleur psychologique fonctionne de la même manière. La plupart des gens considèrent la douleur psychologique comme la plaque de cuisson chaude – si commencer à penser à quelque chose les effraye ou les stress, ils arrêtent rapidement d’y penser et changent de sujet.

Le problème, c’est que les sujets qui sont les plus douloureux, tendent également à être ceux qui sont les plus importants pour nous: il y a les projets que voulons le plus faire, les relations  auxquelles nous tenons le plus, les décisions qui ont le plus de conséquences pour notre futur, les risques les plus dangereux auxquels nous nous exposons. Nous en avons peur parce que nous savons que l’enjeu est grand. Mais si nous n’y pensons jamais, alors nous ne pourrons jamais y remédier.

Ray Dalio écrit:

C’est une loi fondamentale de la nature, pour évoluer, on doit dépasser ses limites afin de gagner en force, ce qui est douloureux – que ce soit pour perdre du poids, faire face aux problèmes la tête haute, ou tout autre chose. La nature nous a donné la douleur comme messager, pour nous dire que nous approchons, ou que nous avons dépassé nos limites d’une certaine façon. En même temps, la nature a fait que le processus pour devenir plus fort nécessite de dépasser nos limites. Gagner en force est un processus d’adaptation du corps et de l’esprit pour trouver nos limites, ce qui est douloureux. En d’autres termes, douleur et force résulte typiquement de la rencontre de ces barrières. Quand nous affrontons la douleur, nous sommes à un important tournant de notre processus décisionnel.[1]

Oui c’est douloureux, mais l’astuce consiste à effectuer un changement mental. Réaliser que la douleur n’est pas quelque chose d’affreux à repousser et à éviter, mais un signal que vous devenez plus fort – quelque chose à savourer et à apprécier. C’est ce qui vous rend meilleur.

Très vite, quand vous remarquerez quelque chose qui provoque une douleur psychique, vous serez enthousiaste, pas apeuré. Ooh, une autre chance de devenir plus fort. Vous rechercherez les choses qui vous font peur et les confronterez intentionnellement, car c’est un moyen simple d’obtenir les récompenses du développement personnel. Dalio suggère de penser à chaque chose comme à un casse-tête, à l’intérieur duquel est incrusté  une magnifique gemme. Si vous combattez la douleur pour résoudre l’énigme, vous la déverrouillez et pouvez garder la gemme.

L’astuce est: lorsque vous commencez à sentir venir la douleur psychologique, ne reculez pas et ne battez pas en retraite – plongez. Plongez dans la douleur.

Dans le développement agile de logiciel, il y a une phrase: si ça fait mal, faites le plus souvent.[2]

Par exemple, imaginez Jane et Joan qui travaille ensemble sur un projet logiciel. Ils possèdent tous les deux un exemplaire du code; Jane rend les messages d’erreur plus sympathiques pendant que Joan ajoute des nouvelles fonctionnalités. Ils travaillent tous deux sur leur tâche pendant des jours et des jours jusqu’à ce qu’ils aient fini. Maintenant, ils font face à un problème, ils doivent fusionner leurs différents changements.

Peut-être avez-vous eu ce problème, soit avec du code soit avec un document texte, vous envoyez une ébauche d’un rapport à deux amis, tous deux suggèrent différents changements, et vous devez les intégrer dans le document original. C’est incroyablement agaçant – et le faire pour un logiciel est encore pire. Donc les gens laissent ça de côté. Jane pense « laisse-moi juste rendre les messages de remerciements un peu plus accueillants avant de fusionner » et Joan se dit « laisse-moi juste ajouter une fonctionnalité en plus avant de fusionner ».

Ils continuent de repousser la fusion, et chaque fois qu’ils le font la tâche devient plus grande et plus douloureuse. Mais ils devront le faire au bout du compte. Entre temps, les changements sont tellement nombreux que cela demande des jours de travail minutieux juste pour assembler le code déjà écrit. C’est un processus difficile et douloureux – qui va faire que Joan et Jane vont juste vouloir le repousser encore plus la fois prochaine.

La méthode agile, en revanche, est de faire l’opposé: fusionner fait mal, donc nous allons le faire plus souvent. Plutôt que de fusionner après quelques semaines, ou après quelques mois, nous allons fusionner tous les jours, ou après quelques heures. Même si Jane et Joan n’approchent pas de la fin de leur travail, ils enregistreront ce qu’ils ont pour l’instant (peut-être avec un code spécial le désactivant jusqu’à ce que ce soit finit) pour ne pas finir avec une fusion cauchemardesque plus tard. Ces toutes petites fusions ont tendance à ne pas être douloureuse du tout, elles sont si faciles que vous les remarquez à peine..

Le même principe se remarque tout au long du développement logiciel: des tests à la sortie, votre inclination naturelle est de reporter les choses douloureuses, alors que les faire plus souvent les rendraient plus faciles.

Et je ne pense pas que cela soit limité au logiciel. Je pense que le même principe devrait fonctionner même si, pour une étrange raison, vous deviez toucher une plaque de cuisson chaude pendant une heure. Le différer et le reporter jusqu’à ce que vous n’ayez plus d’autres choix que de garder votre main sur la plaque pendant une heure complète devrait finir par être très douloureux. Mais si vous le faites par petits bouts, juste des contacts rapides de la plaque avec vos doigts qui finalement feront une heure, cela ne devrait pas être dur du tout. Encore une fois, l’astuce est de ne pas fuir la douleur.

De toutes les astuces de développement personnelle que j’ai apprise, celle-ci fut de loin la plus surprenante – et de loin la plus influente. J’ai passé la majeure partie de ma vie prisonnier de mes talents. Je savais que j’avais des forces et des faiblesses et il me semblait juste évident que je devais trouver des emplois qui correspondraient à mes forces. Cela semblait fou de choisir un travail qui ferait appel à mes faiblesses.

Bien sûr, il y avait des choses dans lesquelles je souhaitais être meilleur, mais elles me semblaient tellement lointaines. En attendant, il y avait beaucoup de choses pour lesquelles j’étais doué. Pourquoi ne pas continuer à les faire? Bien sûr je réalisais intellectuellement que je pouvais devenir meilleur dans d’autres domaines, mais cela ne semblait jamais valoir la peine d’essayer.

J’avais appris à ne pas me cacher la dure vérité, donc j’ai eu cette conversation avec moi-même:  » Oui, je sais: si je deviens meilleur pour vendre des choses aux autres (ou quoique ce fut), je serais dans une meilleure situation. Mais regarde comme je trouve la vente pénible: le simple fait d’y penser me donne envie de courir me cacher! Bien sûr, ce serait bien si je pouvais le faire, mais est-ce que cela en vaut la peine? »

Maintenant, je réalise que c’est un argument factice: ce n’est pas que la douleur est si intense que cela me fait fuir, c’est que l’importance du sujet déclenche une « réaction de lutte ou de fuite » au fond de mon cerveau reptilien. Si au lieu d’y penser comme à un effrayant sujet à éviter, j’y pense comme à une opportunité excitante de devenir meilleur, alors ce n’est plus du tout un échange en termes de coûts-bénéfices: les deux côtés sont bénéfiques – J’obtiens l’avantage de devenir bon vendeur et l’amusement de devenir meilleur à quelque chose.

Faites ceci assez de fois et toute votre vision de la vie commence à changer. Ce n’est plus un monde effrayant, vous enserrant, mais un monde exaltant plein d’aventures excitantes à mener.[3]

S’attaquer à quelque chose d’aussi grand que ça est terrifiant; c’est beaucoup trop pour débuter. C’est toujours mieux de commencer petit. À quoi avez vous évité de penser? Ce peut être n’importe quoi – une difficulté dans une relation, un problème au travail, quelque chose sur votre liste des choses à faire que vous évitiez. Repensez-y – malgré la douleur que ça provoque – et faite en sorte de le laisser s’installer. Reconnaissez qu’y penser est douloureux et sentez que cela fait du bien d’être capable de le faire quand même. Sentez que cela devient moins douloureux alors que vous vous forcez à continuer d’y penser. Voyez, vous devenez plus fort!

Ok, faites une pause. Mais quand vous êtes prêt, revenez-y et commencez à penser à quelque chose de concret à faire à ce propos. Voyez comme ce n’est pas aussi effrayant que vous le pensiez? Voyez comme cela fait du bien de faire quelque chose à ce propos?

La prochaine fois que vous commencerez à éprouver ce sentiment, cette sensation de douleur au plus profond de votre tête qui vous dit d’éviter le sujet – ignorez la. À la place, plongez dans la douleur. Vous serez reconnaissant de l’avoir fait.

[1] Ray Dalio, Principles (2001), partie 2 (visité le 01.09.2012). Cette section entière a été inspiré par cet argument.

[2] J’ai entendu cette phrase pour la première fois à une formation de ThoughtWorks. Voir aussi Martin Fowler, « FrequencyReducesDifficulty« , Bliki (28 Juillet 2011)

[3] Voir, par exemple, Derek Sivers, « Push, push, push. Expanding your comfort zone. » sivers.org (13 Août 2012)

1 Septembre 2012

Article original : http://www.aaronsw.com/weblog/dalio

Crédit photo : Aaron Swartz à la rencontre Wikipédia de Boston en août 2009 (Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic)